CARNET DE LECTURE

LA BHAGAVAD GITA OU L’ART D’AGIR

Colette POGGI, Émilie POGGI, Éditions Équateurs, 2020

Texte phare de la pensée indienne depuis 24 siècles, la Baghavad Gita est également reconnue comme l’une des sources majeures de la philosophie du yoga.

Elle enseigne à accorder nos actes, nos paroles et nos pensées au Dharma, à l’Ordre Cosmique, ceci afin de respecter le vivant, apaiser nos relations, bien conduire notre vie, prendre soin d’autrui, réaliser notre vocation profonde.

L’ART D’AGIR ET DE VIVRE EN HARMONIE

L’univers est présenté comme un tissage de perles aux mille facettes, chacune reflétant toutes les autres. Nous sommes une parcelle vivante de ce réseau. Tout l’univers vibre en une immense symphonie. Tout est énergie. Nous sommes un faisceau d’ondes, immergé dans un océan invisible.

Comment rester en équilibre, dans cet espace de vibrations, entre énergies de création et de dissolution, comment trouver le juste chemin, tel est l’enseignement de la sagesse de la Baghavad Gita. Le bonheur est fondé sur la connaissance et la compréhension véritable des choses.

la Baghavad Gita est un lieu où s’affrontent ordre et chaos, un nombre infini de commencements et de fins, un océan atemporel, dont les vagues apparaissent comme autant de périodes cosmiques. Théâtre du monde, scène humaine, jeu de l’oubli et de la mémoire, éternel recommencement.

Nous sommes agis par des conditionnements, porteurs de mémoires oubliées, les Samskaras– que l’on peut assimiler à l’Inconscient, mis à jour par Freud, en tant que mémoire transgénérationnelle. Il s’agit de dépasser ces conditionnements, qui entravent nos actions, pour agir justement car « ce que j’accomplis m’accomplit ».

La scène guerrière est la métaphore de la vie tourmentée des hommes. L’homme est représenté comme un guerrier qui doit accomplir sa mission dans la tourmente. Il est représenté sur un char, dont Krishna est le cocher.

Le récit livre plusieurs conseils essentiels pour mener à bien cette mission :

  1. Ne jamais renoncer, car rien n’empêche qu’un dénouement heureux puisse advenir
  2. L’équanimité: Il n’y a pas d’opposition entre la vie et la mort car tout est métamorphose. On meurt sans cesse à soi-même et on renaît autant de fois. Il s’agit de rester égal car tout change sans cesse. Voilà le secret d’une vie bien tempérée.
  3. Etre soi : entrer dans une juste vibration avec le monde, en harmonie avec l’Harmonie Universelle
  4. Le détachement- renoncement : Il s’agit de se dépouiller de son vouloir propre, de tout intérêt égoïste, et d’agir mû par intérêt altruiste. Agir comme si l’on ne faisait rien, comme si cela se faisait tout seul. Agir comme si on était porté par une autre force que soi-même. Pour cela il faut être dans le lâcher-prise.
  5. L’altruisme « La Bhakti» : nos actions doivent dépasser notre motif égocentriques. Elles doivent participer au bien commun, à l’Ordre Cosmique, où règle la loi de l’interdépendance. C’est pourquoi nous devons agir à juste distance, avec discernement. Nous nous engageons alors dans une dynamique de partage, La Bhakti. Ciel et terre, individu et univers, dedans et dehors vont s’unir à nouveau. Une voix va s’élever, celle de Krishna, le cocher, celui qui dirige le mouvement du char : symbole de l’intuition et de la décision inspirée. Cet esprit d’harmonie se reçoit dans le rien des Ténèbres, loin des bruitages du monde, dans le lâcher prise d’un silence vibrant où se rejoint l’être et la Voie Lactée. Alors, dans la suspension du temps, peut advenir la Lumière.
  6. Garder le cap « Le Dharma». Le Dharma est un principe holistique qui imprime sa loi à toute chose. Il inclut également nos pensées et nos actes. Le char est aussi symbolique du corps. Il incarne un équilibre en mouvement sur les chemins de la vie. Il y a le chemin horizontal de l’existence mais aussi le chemin vertical de la vie spirituelle. Le Yoga enseigne à se relier à la terre et au ciel depuis son axe médian, à faire de son être une antenne, ouverte sur la vie merveilleuse et invisible. Respecter ce mystère c’est honorer ce Dharma. Plus nous protégeons la Nature, garante de ces mémoires ancestrales et de l’ordre du monde, plus elle nous protège.

.

.

Pour agir justement en accord avec l’harmonie universelle, jouer harmonieusement la musique de son existence, il faut sans cesse réaccorder l’instrument que nous sommes corps-souffle-pensée. L’espace s’ouvre alors et l’existence est vécue comme une incessante métamorphose, un jaillissement de musique. Vivre consiste à ouvrir des espaces, s’ouvrir à d’autres horizons, questionner. Le cocher Krishna, aide à dessiller le regard pour ouvrir à l’action juste. L’essentiel consiste à se connaitre soi-même pour réaliser intuitivement l’action juste. Le souffle-esprit vital et cosmique retisse les liens corps-esprit, dedans-dehors, individu-société. Il est l’artisan de l’harmonie.

LE YOGA COMME ART DE VIVRE

.

Le yoga signifie « relier ». Il est ce qui permet d’accéder à l’intégrité, aller à l’essentiel. L’intuition, en yoga, est appelée 3ème œil. Etre vivant c’est être relié, en relation.

La pratique du yoga aide à :

  • Etre centré: quand les moyeux de la roue sont bien reliés au centre de la roue, celle-ci tourne harmonieusement. Centre et circonférence, dedans et dehors sont en accord.
  • Etre aligné en son axe médian: la prise de conscience de cet axe médian vertical aide à se relier à la terre et au ciel. Il nous remet en contact avec l’infini. Une telle disposition à la fois centrée et jaillissante permet d’être à la fois ouvert sur le dehors et intérieurement centré. C’est lorsque nous sommes décentrés que nous ressentons le manque. Le yoga a pour but de faire du corps-cœur-conscience un espace heureux, connecté à son centre.

Le yoga nous amène à un éclairage essentiel : où est ma place ?, à habiter avec plénitude les différents rôles au cours de notre vie, laisser passer à travers soi l’énergie de l’acte juste.

« Il n’y a pas d’opposition entre être et agir, mais simplement continuité : l’un et l’autre sont liés comme la racine et la floraison d’un arbre. La beauté et la justesse d’un acte résident dans la pâte de l’être qui l’accomplit. »

Selon le Tantra, vivre, agir, respirer est une expérience sacrée. Le cœur-conscience s’émerveille devant la vie et reçoit un afflux d’énergie ineffable.
.

.

Si l’on agit sans prétention personnelle ni cupidité, alors l’acte s’accomplit de lui-même, depuis le Soi, spontanément, comme s’écoule le flôt d’une rivière.

« Le soi universel est le danseur. » Il est représenté par Shiva. C’est l’énergie cosmique créatrice et décréatrice qui œuvre inlassablement à travers tout ce qui est. Il incarne la vibration, qui par le libre jeu de ses transformations, suscite l’infinie variété de l’Univers, mais aussi nos existences, nos pensées, etc…

« Nous sommes des funambules dansant sur le fil du hasard, sans aucune certitude ni contrôle sur le monde, il ne nous reste guère qu’à nous confier à l’intelligence de la Vie. »

.

.

AGIR DANS LE MONDE EN ACCORD AVEC SA DESTINÉE : SE DÉTACHER DU RÉSULTAT ET S’ENGAGER DANS L’ACTION

  • Chacun a un rôle particulier à jouer dans l’orchestration de l’Univers, avec justesse
  • La beauté d’agir, mue par un amour universel : la vertu de l’entraide mutuelle
  • Devenir, par participation consciente, co-artisan de l’harmonie créatrice universelle

Chacun a une Svadharma, vocation profonde à réaliser dans son existence. Il s’agit de la réalisation, pour chacun de l’activité conforme à sa nature. Un terme lui est associé : Sattva, le fait d’être, son être, sa présence, sa vérité.

Il présente trois qualités fondamentales des êtres et des choses, appelées des Gounas :

  • Les rajas, énergie ardente
  • Tamas, inertie et opacité
  • Sattva, lumière et limpidité

Nous sommes colorés par les gounas en d’infinies nuances, qui nous incitent à agir de telle ou telle manière.
Notre tâche devrait consister à nous libérer de la prison de notre égo en élargissant notre cercle de compassion, de manière à y inclure toutes les créatures vivantes et tout l’univers dans sa beauté.
Nous pouvons nous engager pleinement en restant détaché.
Le sens de l’aventure humaine, est la mise en œuvre en soi et autour de soi, de l’harmonie et de l’amour.

« Une parfaite déprise par rapport à l’égoïsme, la violence, l’orgueil, le désir, la colère, la richesse, caractérisent celui qui est parvenu à l’apaisement, libéré de tout intérêt personnel. Ce yogin peut s’unir au Brahman. Devenu un avec la Conscience absolue, il considère tous les êtres de la même manière, sans céder au chagrin ni au désir. »

Il est nécessaire pour vivre libre, de se délier du désir de possession.

« Comme la flamme immobile d’une lampe abritée par le vent,
L’esprit du yogin, pacifié et maîtrisé, s’unit à son essence.
Sitôt sa pensée suspendue grâce à la pratique du yoga,
Découvrant le Soi, de lui-même, il éprouve un bonheur sans pareil.
Il reconnaît en son âme cette joie infinie, inaccesible aux sens,
Indissociable de la vérité.
Parvenir à cet état rend insignifiant tout autre bonheur, comme tout malheur.
Ce que l’on nomme yoga, c’est cet état d’égalité intérieure,
Voilà le but ultime que l’on atteint que par une persévérance inébranlable. » VI. 19-23

Il s’agit d’une expérience directe du centre si puissante, qu’elle ouvre à l’Universel.

.

.

« Aussi vaste que l’espace qu’embrasse notre regard est cet espace à l’intérieur du cœur, (plus vaste encore ?). L’un et l’autre, le ciel et la terre y sont réunis, le feu et l’air, le soleil et la lune, l’éclair et les constellations. »

« Ainsi, la conception du Yoga, dévoilée dans la Baghavad Gita est un chemin de sagesse direct et aisé : l’essentiel est de retrouver sa vraie nature, traverser les turbulences du Moi vers le Soi, cette étincelle universellement partagée. Ainsi devenons-nous d’instant en instant une âme-artisane, capable de métamorphose, dans l’élan d’une action désintéressée et enthousiaste. Accomplir, c’est s’accomplir. »

POINTS COMMUNS ENTRE L’ART DE VIVRE DE LA BHAGAVAD GITA ET LES FINALITES D’UNE PSYCHANALYSE

Il existe de nombreux points communs entre l’art de vivre décrit dans la Baghavad Gita et les finalités d’une psychanalyse freudienne.

  • Accepter l’échec : élaborer l’angoisse de castration

La théorie de la psychanalyse freudienne est notamment fondée sur la différence des sexes. A sa naissance, le bébé ne sait pas qu’il existe deux sexes et qu’il appartient à l’un des deux sexes. Il se vit comme objet d’amour unique et omnipotent. Il est « Sa Majesté le bébé », adoré, chéri, par ses parents à ses petits soins, qui répondent au moindre de ses désirs. C’est petit à petit, qu’il va découvrir qu’il n’est pas le seul objet d’amour de la famille, mais qu’il existe un rival tiers aimé, son père ou sa mère. C’est alors qu’il va prendre conscience de son appartenance à l’un des deux sexes. Le complexe d’Oedipe va se mettre en place, le petit garçon tombant amoureux de sa maman et la petite fille de son papa.

Le complexe d’Œdipe se résout quand l’un ou l’autre on fait le deuil d’être le partenaire de leur parent et se sont identifiés au parent du même sexe. C’est la première conscience de ses limites à son omnipotence. Si ce complexe est bien élaboré, l’enfant ressortira avec une conscience de ses limites tout en ayant confiance en tant que petite fille ou petit garçon dans ses capacités à grandir en s’identifiant au parent du même sexe pour devenir un adulte doté de plus grandes responsabilités.

S’accepter et s’aimer avec ses imperfections, ses manques, est un atout fondamental pour aller de l’avant dans la vie avec confiance, accepter ses échecs sans s’effondrer, et garder un équilibre émotionnel, malgré les perturbations inévitables rencontrées dans la vie. C’est également un atout fondamental pour avoir confiance dans sa capacité à être aimé avec ses qualités et ses défauts, et créer des liens facilement.

  • De l’égo au sujet

Une psychanalyse a également pour finalité de mettre à jour les conditionnements inconscients issus de la mémoire de l’histoire transgénérationnelle familiale qui déterminent les symptômes qui entravent l’accomplissement du sujet et de l’en libérer.

Une psychanalyse se donne comme objectif l’assomption du sujet : « Deviens qui tu es », telle est sa devise.

Se débarrasser des comportements et de la personnalité du Moi, de l’égo, encombré de tous les désirs des ancêtres, de leurs angoisses, de leurs blessures, qui l’ont conduit à se construire des défenses pour se protéger, des masques imaginaires. Pour devenir sujet de son désir et s’accomplir selon son désir propre, avec confiance, liberté, dans toute sa vérité. Trouver sa place au monde, sa vocation et s’y adonner de tout son cœur.

  • Prendre place dans la société, devenir qui l’on est

Dans son histoire, le sujet évolue de l’illusion d’être le centre du monde, à la conscience de sa place dans le noyau familial, à son entrée dans la société. Il existe tout un cheminement de maturation, avant qu’il parvienne à l’âge adulte, à prendre place parmi ses pairs, en tant que professionnel, partenaire sexuel, parent, ami, en fonction de son désir et de sa vocation. Une psychanalyse aide le sujet à dépasser les obstacles qui l’ont empêché de dépasser telle ou telle étape de son développement pour l’aider à prendre sa place dans tous ces différents domaines et à s’y épanouir.

  • Les limites de la psychanalyse laïque face à la spiritualité de la philosophie indienne

On pourrait dire que la psychanalyse s’arrête là où commence le cheminement spirituel de la philosophie indienne. Si la psychanalyse amène comme l’art de vivre de la Baghavad Gita, à trouver sa place au monde, parmi ses pairs, cette deuxième invite en plus à se sentir relié à plus vaste que la communauté humaine, en tant que partie du monde vivant et de l’univers. Il s’agit du passage du psychologique au métaphysique. Quel sens prend ma destinée dans le cours de l’univers. La psychanalyse admet ses limites pour répondre à cette question, là où la philosophie indienne se représente le sujet comme parcelle vivante en transformation d’un mouvement plus vaste que lui dans lequel il est pris. Dans ce mouvement, en définitive, le sujet n’a pas de prise, il peut au mieux s’accorder pour vibrer le plus harmonieusement possible avec l’immense symphonie du cosmos.

BIBLIOGRAPHIE

Colette Poggi, Emilie Poggi, La Baghvad Gita ou l’art d’agir, Equateurs, 2020

La Baghavad Gita

Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Editions Gallimard, 1947

Sigmund Freud, Métapsychologie, Editions Gallimard, 1968

ARTICLES CONNEXES

Irène Bennoun, Le yoga un voyage au centre de soi, Colette Poggi, Mars 2021

Irène Bennoun, Psychanalyse et yoga, points communs, différences, puissance thérapeutique des deux pratiques utilisées en synergie , août 2019

Irène BENNOUN, janvier 2022